Ce vitrail est réalisé en 1924 par Alexandre Cingria et l’atelier d’Eugène Dunand à Genève, pour habiller la rose du transept nord de l’église Sainte-Croix de Carouge.
Cette réalisation s’inscrit dans la suite de la rénovation de l’édifice, menée entre 1923 et 1924 par l’architecte genevois Adolphe Guyonnet. Après le Kulturkampf, l’édifice enfin rendu aux catholiques romains en 1921 se trouve dans un état de délabrement tel que sa démolition est même envisagée, solution à laquelle Alexandre Cingria s’oppose vivement (Chaillot-Calame, 2001, p. 136-138). Ce fervent catholique, qui est resté attaché à Carouge tout au long de sa vie de “peintre ambulant” (Rudaz, 1998, p. 39-40), est l’un des membres fondateurs du Groupe de Saint-Luc, dont la première bouture est créée en 1919 à Genève (Groupe de Saint-Luc et Saint-Maurice, 1920 ; Noverraz, 2022, p. 35-46). C’est en collaboration avec l’architecte Guyonnet que les artistes qui en font partie auront l’occasion d’oeuvrer à leurs premiers chantiers collectifs. Le premier d’entre eux est un prototype des expériences futures du Groupe de Saint-Luc, celui de l’église Saint-Paul de Cologny dans le quartier de Grange-Canal (1913-1915), construction qui assoit la réputation de Guyonnet (Poiatti, 2001). Viennent ensuite les rénovations de Sainte-Croix de Carouge et Saint-Jean-Baptiste de Corsier (1923-1927), dans le cadre desquelles un rôle majeur est accordé à la décoration, selon les principes animant le Groupe de Saint-Luc.
A Sainte-Croix de Carouge, la décoration se compose principalement d’un cycle de vitraux confié à Cingria et à Eugène Dunand, ainsi que de sculptures de François Baud et Roger Ferrier (Rudaz, 1998, p. 60). L’article de Cingria intitulé “Comment restaurer l’église de Carouge”, paru en septembre 1921, a probablement servi de ligne de base pour l’établissement du programme décoratif de l’église, accordant une place centrale à la mise en valeur de la latinité du sanctuaire (Rudaz, 1998, p. 65, 114-116 ; Cingria, 1921). Dans cet article, l’artiste prévoit déjà la création de deux vitraux pour le transept, deux roses dédiées au thème de l’Invention de la Sainte Croix, qui seront réalisées par lui en 1924 avec l’atelier d’Eugène Dunand. Il s’agit de la première collaboration entre Dunand et Cingria, qui auront par la suite l’occasion de travailler à plusieurs reprises ensemble sur des chantiers liés au Groupe de Saint-Luc, notamment à Semsales (1924-1927) et Finhaut (1929). Cingria travaillera ensuite de manière privilégiée avec l’atelier Chiara de Lausanne (“Vitraux d’art [...]”, 1931).
Pour ces deux vitraux, Cingria envisage un programme iconographique très original, déjà évoqué dans son article de 1921, inspiré de La légende de la Vraie Croix de Piero della Francesca à Arezzo, que l’artiste avait pu admirer lors de ses séjours florentins entre 1904 et 1909. Il s’agit d’un récit issu de la Légende dorée, relatant l’histoire de la Croix jusqu’à son retour à Jérusalem au VIIème siècle, où elle est rapportée par l’empereur byzantin Heraclius (Rudaz, 1998, p. 77). La rose du côté nord représente L’Invention de la Croix, épisode illustrant le miracle d’un jeune homme mort ressuscité au contact de la croix, tandis que celle du côté sud met en scène l’empereur Constantin chassant l’armée de Maxence (GE_04.03). Cette première scène fait référence à des événements miraculeux survenus au IVème siècle, suite à la découverte, lors de fouilles sur la colline du Golgotha dirigées par Hélène, la mère de Constantin, de fragments de la croix sur laquelle le Christ a été condamné. Ces miracles, notamment des guérisons ou ici une véritable résurrection, permettent de prouver qu’il s’agit bien des reliques de la véritable croix, d’où le titre “d’Invention de la Vraie Croix” (Chaulin, 2020).
Pour servir cette iconographie originale, Cingria opte pour un style moderne qui caractérise son art, tout en franchissant un pas de plus dans sa compréhension de l’art du vitrail. Dans son ouvrage autobiographique “Souvenirs d’un peintre ambulant”, l’artiste explique avoir compris durant cette période du milieu des années 1920 comment exploiter au mieux les éléments constitutifs du vitrail afin de servir l’expressivité de ses compositions (Cingria, 1933, p. 112-113). Il construit ses vitraux de cette période autour de l’armature métallique, qu’il dispose en formes géométriques autour desquelles s’organise son dessin. On peut notamment évoquer son vitrail de Béatrice soulevée par l’amour (VMR_273), réalisé en 1925 pour l’Exposition des arts décoratifs de Paris, conçu autour de la forme d’un losange horizontal, ou, exemple plus tardif, son vitrail axial de l’église d’Attalens (1938), qui est entièrement composé par des losanges placés verticalement (GSL_40). A Sainte-Croix, en pleine harmonie avec le thème déployé, la structure compose la forme d’une croix pattée autour d’un cercle central. Tantôt il fait suivre à ses personnages la forme évasée des bras de cette croix (comme l’avant-bras du personnage à gauche de la scène de l’Invention de la croix, ou l’ange de droite du vitrail de la Victoire de Constantin dont la ligne du cou est du bras est dessinée par celle-ci), tantôt il choisit de disposer ses motifs librement autour de l’armature.
Parallèlement à ces jeux de composition subtils, Cingria se sert d’un langage cubiste pour décomposer et fragmenter les éléments de ses scènes. Cette expressivité est également renforcée par le contraste des teintes, particulièrement sensible dans le vitrail de l’Invention de la Vraie Croix, où la chair bleuâtre du ressuscité ressort vivement sur le dégradé de coloris allant du rouge au brun déployé tout autour de lui en un fort contraste de teintes chaudes et froides. Même s’il s’agit de signifier l’aspect cadavérique du corps, le choix de cette couleur bleue peu naturaliste pour le personnage central constituait une véritable audace pour l’époque. Dunand s’en inspirera d’ailleurs pour son vitrail de la Crucifixion de saint Pierre de l’église Saints-Pierre et Paul de Meinier en 1927, où il figure le crucifié avec la même teinte bleu-turquoise (GE_37.02).
D’un grand dynamisme et dans des coloris par trop outranciers aux yeux de certains, ces verrières posées en 1924 font l’objet de violentes critiques qui aboutissent à la suspension du programme par le vicaire général, Mgr Petite. Celui-ci ne peut concevoir que “les rébus de Cingria aient leur place dans les églises”, sentiment partagé selon lui par les fidèles, qui “souhaitent que l’autorité ecclésiastique arrête de transformer leurs sanctuaires en musée des horreurs” (Petite, 1927a). Mgr Besson nuance les propos du vicaire en lui disant que l’Église ne peut systématiquement refuser tout ce que Cingria réalise. Il propose d’exiger de l’artiste qu’il leur présente à chaque fois ses cartons et qu’il se plie à accepter les éventuelles modifications qui lui seraient demandées (Besson, 1927). L’artiste réalise cette année deux nouvelles verrières au-dessus des portes latérales, représentant sainte Philomène et le curé d’Ars (GE_04.02 ; GE_04.04).
En avril 1927, le vicaire informe l’évêque du diocèse, Mgr Besson que Cingria aurait trouvé un mécène pour payer le reste des vitraux, ce qu’il ne peut tolérer (Petite, 1927b). Mgr Besson finit par faire accepter que l’artiste puisse poursuivre son travail, mais avec une contrainte de taille exigée par Mgr Petite : l’interdiction stricte de représenter des figures. Cingria doit donc se contenter de vitraux ornementaux, ce qui convient au vicaire général qui reconnaît à l’artiste un certain talent de décorateur (Petite, 1927b). Puisque seules les oeuvres ornementales lui sont autorisées, ”ni plus ni moins qu’à un musulman pratiquant”, comme il le souligne lui-même dans ses Souvenirs d’un peintre ambulant (Cingria, 1933, p. 144), Cingria cherche une solution innovante qui puisse lui permettre de poursuivre le programme consacré à l’Invention de la Sainte Croix et imagine des vues des lieux de la Légende dessinés à la manière de cartes de géographie anciennes. Ces verrières, réalisées avec Emilio Maria Beretta, seront déposées en 1973-1975 lors de la transformation de l’église Sainte-Croix de Carouge et replacées en 1977 dans la chapelle de la paroisse Sainte-Marie-du-Peuple à Châtelaine (par exemple GE_28.03).